L’art des nuages – Pierre Dhainaut
Encres de Caroline François-Rubino
Éditions Voix d’encre
Mars 2023
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• Revue Diérèse n°88 Automne 2023 : note de lecture de Sabine Dewulf :
« Rien, les nuages / ne sont rien par eux-mêmes, / le vent leur est fidèle. »
« Après nous, les nuages / se rassemblent, se délient, / s’épanouissent, ainsi de suite. »
Pour différentes raisons, il me paraît fructueux de se pencher attentivement sur ces deux poèmes de l’admirable Art des nuages de Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino.
Tout d’abord, leur place au sein du livre est digne d’intérêt : le premier ouvre l’ouvrage, le second tente de le clore. On pourrait donc imaginer qu’ils constituent ensemble un début et une fin, un élan et un retour. Or – premier étonnement –, ce n’est pas le cas. D’une manière déroutante, le poème augural n’affirme rien d’autre que le néant, ou plus précisément l’impossibilité, pour le nuage, d’exister en tant que forme et, par conséquent, de se laisser décrire. Au lieu de commencer à élaborer son objet, le poème insiste sur son inconsistance, comme pour se ressourcer dans un chaos originel. C’est d’ailleurs à ce « Rien » initial que le « vent », autrement dit le mouvement, la force vitale qui anime le ciel et ressemble à nos souffles, est « fidèle ». À l’autre bout du livre, le poème censé conclure nous réserve une surprise symétrique : là où le nuage pourrait enfin délivrer une essence, une apothéose ou, plus modestement, une caractéristique finale, nous butons sur cette formule indéfinie : « ainsi de suite ». Ainsi règnent en maître l’inaccompli et l’éphémère…, ravivant notre mémoire d’autres titres du poète : Prières errantes ; Dans la lumière inachevée ; Sur le vif prodigue ; Plus loin dans l’inachevé ; Vocation de l’esquisse ; Un art des passages ; Une porte après l’autre après l’autre… Dans l’esprit du poète, le poème ne commence pas vraiment – il est toujours déjà « commencé », pour reprendre l’intitulé de son tout premier livre – et ne saurait s’achever : il est la vie elle-même, inépuisable. En ce sens, le nuage vaporeux, sans contours, éternellement mouvant, parfaitement instable – un jaillissement de teintes blanchâtres fondues au gris céleste, dans les encres merveilleuses de l’artiste –, incarne sa poésie au plus intime : « Chez eux les nuages / ne vont nulle part / dans la phrase infinie. »
Cet aspect de l’art poétique de Pierre Dhainaut est lié à un autre, présent dans ces deux poèmes où les nuages n’existent que par la grâce de l’altérité. Le texte augural suggère que chaque nuage est inséparable de ses semblables, ou qu’il enfante une infinité de formes, ou encore que seul le vent leur prête consistance… Dans tous les cas, ils sont une figure de l’interdépendance, chère aux poètes japonais qui pratiquent l’art du haïku. De même, dans le dernier poème, le ballet collectif des nuages l’emporte sur chacun de ses danseurs : « les nuages / se rassemblent, se délient, / s’épanouissent »… Ce thème de l’inséparabilité des éléments du monde est présent dans d’autres titres du poète : Pluriel d’alliance ; Entrées en échanges ; Relèves de veilles ; Voix d’ensemble ; Transferts de souffles… Le poème sait que tout, dans l’univers, n’est que pure relation : « De « visage » à « nuage » / il y a plus / qu’une sonorité commune. »
Même si elle demande à être dépassée, cette « sonorité commune » constitue une graine féconde : la troisième remarque qui s’impose, dans les deux poèmes choisis, est la récurrence du terme « nuages ». Or, chaque haïku de ce livre comporte aussi ce mot. Se multiplie ainsi l’écho, non seulement du terme lui-même (en tant qu’objet central), mais de ses sonorités : « n », « nu », « a » qui s’allonge, « age » et « ge ». Est-ce un hasard si tant de ces sons reviennent dans d’autres mots : « neige », « noroît », « noms », « plaine », « nuit », « nulle part », s’épanouissent », « vague », « visage », « rivage », « syllabes », « arbre », « phrase », « grâce », « s’échangent »… ? Le thème de l’écoute fonde l’œuvre tout entière – d’autres titres le rappellent : Terre des voix ; Pages d’écoute ; Passage par le chœur ; Mise en arbre d’échos ; Voix entre voix ; Pour voix et flûte ; Retour sur écoute : … Comme le poème, le nuage est réceptif, poreux et accueillant. Il équivaut au « oui » que prononce si souvent le poète, comme ici : « le « oui » des nuages ». Il symbolise l’acquiescement à la réalité qui se présente, d’instant en instant : « Variante avec « rivage », / nous restons à l’écoute / des nuages, des nuages. »
Pourquoi acquiescer pleinement, si ce n’est pour effacer les discours mutilants ? Il manquerait l’essentiel si je ne mentionnais l’art de l’oxymore. Celui-ci réunit les contraires, les rend à la fois complémentaires et indissociables. Par la virgule, le poème initial relie ces deux formules contradictoires : « ne sont » / « leur est ». Toujours à l’aide de la virgule, le dernier haïku accole ces deux verbes opposés : « se rassemblent, se délient ». Par ces antithèses extrêmes, Pierre Dhainaut pulvérise notre attachement à une logique discriminante et fallacieuse. Là encore, tant de titres nous le montrent : Efface, éveille ; L’âge du temps ; Introduction au large ; Au-dehors, le secret ; De jour comme de nuit ; Voies d’air… Le nuage est comme le poème et le réel lui-même, rendu à l’impossible : à son insaisissable essence. La parole ne vaut que si elle épouse l’impalpable métamorphose des choses et des êtres, à laquelle nous sommes aveugles. L’art des nuages – tant par les mots que par les encres, entre l’évanescence et la puissance, de Caroline François-Rubino – nous rappelle inlassablement ce que nous ne voulons ni voir, ni dire, trop tournés vers nous-mêmes, en le voilant de pensées insipides, mécaniques. Délaissant nos préoccupations égocentriques (« après nous », dit le poème final), apprenons à lire ces nuages tels qu’ils s’écrivent et se dessinent ; peut-être alors nos propres mots en seront-ils plus vifs, aussi curieux qu’aux premiers jours de l’univers : « Il ne fait que passer, / il est toujours là, / le premier nuage. »
Sabine Dewulf
• Revue Europe n° 1135-1136 novembre-décembre 2023 : note de lecture de Judith Chavanne :
L’art des nuages est un livre de dialogue et d’échanges entre deux artistes, entre deux expressions, entre deux regards ou visions. Ni les poèmes n’ont précédé les encres de ce recueil, ni l’inverse. Une peintre, un poète travaillent ensemble bien qu’à plusieurs centaines de kilomètres de distance, reliés par l’objet de leur attention et parce que le monde est un – « Un seul monde / en ce monde » – et que la fluidité des nuages nous en convainc. Ensuite a lieu la composition, la mise en regard grâce à l’« écoute » des haïkus de Pierre Dhainaut, des encres de Caroline François-Rubino. L’ensemble constitue une suite cohérente et fluide en même temps.
Et comme ce que l’on contemple influe sur notre être, les nuages proposent bientôt à l’observateur et au lecteur un « art » de se tenir au monde, ou plutôt, peut-être, un art de ne pas se tenir si ce verbe induit une position figée — un art de se renouveler en épousant un mouvement perpétuel : « les nuages / se rassemblent, se délient, s’épanouissent, ainsi de suite. »
À contempler les nuages, notre appréhension du réel fatalement se modifie en effet ; les contraires y sont abolis, le silence et la parole ne sont que les faces ou les « côté(s) » d’une même réalité, l’obscurité et la lumière échangent leurs valeurs :
Obscure la lumière,
lumineux l’obscur,
dans les nuages.
Il n’est pas en particulier d’opposition entre le fait de passer ou de demeurer, entre la durée et la brièveté ; il n’est que changement de « permanence ». La contradiction n’existe plus si on considère la vie en s’inspirant des nuages. Le possible (« peut-être ») est le principe (« la certitude ») car les nuages « disent peut-être / en toute certitude ».
Les nuages apprennent ainsi à se déprendre, d’abord comme écrivain :
Merci aux nuages,
sur eux l’écriture
a perdu prise.
Mais c’est à l’homme aussi que les nuages enseignent une forme de dépouillement ; ils révèlent que nous ne bâtissons que pour, non pas détruire, mais dissoudre — « ne pas (…) garder ».
La leçon est très orientale : au centre, « les courants d’air », une forme de vide médian, le vent « fidèle ».
Aux poèmes, les encres de Caroline François-Rubino ne fournissent donc pas une illustration, pas une réplique, mais un écho.
Sur la page aussi les contraires confondent leurs polarités. Il arrive que le gris se fasse lumière, duquel on reçoit le même éblouissement que de l’azur, tandis que le blanc des nuages s’étend sur le gris comme une aile de plumes, belle mais plus terne.
Par des aplats ou des touches plus rondes, par la transparence ou l’épaisseur, les encres de Caroline François-Rubino rappellent que le ciel est à la terre un double ; ses nuages tour à tour paraissent un jardin et son remous de fleurs, une marée sur le sable, des monts et des prairies. Ils ont le relief des cratères, le duvet d’ailes immenses et nombreuses.
Sous le regard de la peintre, les nuages se métamorphosent. Le réel en est-t-il trahi ? Le poète répond que non, que c’est peindre au contraire dans l’esprit des nuages, dans leur sillage :
« Les voir, les inventer, / pas de différence / aux yeux des nuages. »
Judith Chavanne